L'écho d'un regard

L’écho d’un regard

 

Assise sur un banc du centre-ville, je regardais toute la foule venue faire la fête. Une fois par an, en effet, telle est la tradition : s’habiller à la mode de l’époque Renaissance, boire, manger, danser, écouter de la musique.

 

Installée là, près d’un boulevard, j’observais cette foule hétéroclite, de toutes les couleurs dans des tenues peu ordinaires. Avec mon chien assis sur mes genoux, je restais sans bouger, tout absorbée par cet étrange spectacle de gens hilares, souriants, amusés.

 

Depuis quelques minutes, je contemplais ces personnes venues s’étourdir, rêver, quitter leur vie l’espace d’une journée. Je voyais les maquillages outranciers, les costumes bigarrés : Quelques templiers improvisés, les dames de la cour du roi, des jeunes dentellières, le petit peuple avec des chapeaux improbables et leurs sabots de bois.

 

Soudain, un homme qui venait de voir mon petit animal sur mes genoux se pencha sur moi. Visiblement éméché, il se mit à le caresser. Les joues rouges, le verre dans une main, il titubait à moitié, il contemplait mon petit chien comme si celui-ci était la huitième merveille du monde. Un autre homme qui l’accompagnait le harangua : « Allez, viens, on s’en fout, viens, j’te dis ! ». Mais l’homme en extase face à moi ne semblait pas vouloir obéir aux appels de son ami. Il restait là, penché, à regarder.

 

Je me demandais ce qu’il allait faire : allait-il emporter mon chien sans que je puisse réagir ou se mettre à m’insulter, à me vomir dessus ou que sais-je. Ivre mort, je voyais bien qu’il n’était plus en pleine possession de ses moyens. Mon cœur frissonnait, mes mains se serrèrent, mon souffle s’écrasa contre ma gorge. Ce qui me rassurait était qu’on était en plein après-midi, que la foule m’entourait, donc, il ne pourrait me nuire sans que personne ne s’en aperçoive.

 

Alors qu’au-dedans de moi, l’émotion montait petit à petit, l’homme, quant à lui, continuait de dire : « Il est beau votre chien m’dame ! ». Je me mis à l’observer de plus près. L’odeur d’alcool m’indisposait un peu mais je ne voulais pas m’arrêter à cela.

 

Je posais mon regard sur ses lèvres rouges, gercées, puis sur son nez bien grand, tout rouge lui aussi, enfin sur son regard embué de larmes. Pour être saoul, ça oui, il l’était bel et bien, et pas qu’un peu. L’intérieur de mon être se souleva de compassion pour lui. J’avais envie de lui demander : « Pourquoi vous mettre dans cet état ? Vous fêtez quoi au juste ? Pourquoi ces larmes aux coins de vos yeux ? ».

 

Toute son attitude se voulait joyeuse : un rire gras, une manière de parler haut et fort entre deux hoquets. Sa chevelure en désordre, un pantalon mouillé, une chemise entrouverte lui donnaient un air déguenillé. Des rires à côté de nous se moquaient de lui. Ils continuaient de lui demander : « Alors, tu viens oui ? On s’en fout du clébard ! ». L’homme ne répondait pas. Il leva la tête enfin pour me regarder moi et non plus seulement ma petite bête.

 

Mes yeux dans les siens, j’ai senti la peur me parcourir, puis, en une fraction de seconde, elle s’évapora. Il me regardait avec insistance, comme hypnotisé par ma petite personne. Je plongeais alors en lui comme on regarde par une fenêtre ouverte. Je ne voyais plus un fêtard qui riait, bavait, titubait, non, plus du tout. Je me retrouvais, je ne sais comment, avec une longue-vue, à observer au loin comme dans ces sites touristiques où il faut mettre une pièce de monnaie pour contempler alentour.

 

Oui, j’étais rendue au plus haut, à voir là-bas, à quelques kilomètres, tout au fond de la lumière en larmes qui brillait dans ses pupilles.  On aurait dit un coucher de soleil un soir de novembre.  

 

Egarée sur le chemin qui menait à son univers intérieur, j’ai observé ses fleurs fanées, ses hivers sans neige, ses copies doubles surlignées en rouge, avec la mauvaise note dans la marge. J’ai entrevu l’enfant perdu dans la forêt des immeubles, les soirs sans câlins. J’ai entendu ses pas pressés pour ne pas rater le train qui mène au travail, j’ai senti l’odeur des roses du jardin de sa grand-mère, j’ai surpris ses larmes quand il ne retrouvait plus son doudou. Je l’ai vu en prière à réclamer des miracles, un peu plus d’argent, un peu plus d’amour, un peu plus de tout.

 

Le bruit de ses amis me sortit de ses yeux vitreux : « Eh mec, on va partir sans toi ! ». Le type alors s’est redressé, nos regards ont défait leur étreinte. Je ne l’ai même pas salué. Ni lui non plus. J’ai bien vu son pas hésitant avec sa tête tournée vers moi comme à regret de me quitter. J’ai fait comme si je ne le voyais pas.

Qui était cet homme ? Je ne sais pas. Tout ce que je peux affirmer sans risque de me tromper, c’est que mon imaginaire, ma mémoire, mes pensées se sont retrouvées captives de cette âme enivrée. Prise au piège dans les filets de sa mélancolie, il n’était plus un inconnu pour mon âme. Que s’était-il passé entre lui et moi ? Rien. Enfin, rien qui se voit.

 

A l’intérieur cependant je peux vous l’avouer, il est la tristesse parée de joie feinte, le mensonge qu’on clame en vérité, la connivence qu’on ne veut regarder, le déni de l’enfant qui triche. Il me ressemble tant dans le fond.

 

Entre lui et moi, n’y avait-il pas ce désespoir déguisé, cette soif d’amour blessée, ce vide immense, ces regrets du passé ? Il fut, pour quelques secondes, l’écho de mes désirs, la porte ouverte sur mes blessures, la soif d’aimer.

 

Alors que d’autres s’écriaient : « Eh bien, il est déjà très éméché celui-là ! ». Je n’ai rien ajouté. Je venais de rencontrer une personne si semblable à moi, à nous tous. A quoi bon le juger. Non, n’était-il pas une partie de moi ? Ne suis-je pas une part de lui ?  Croyez-vous vraiment qu’il y a toujours les bons d’un côté, les méchants de l’autre ? Les gens sobres à droite et les pochtrons de l’autre ?

 

Lorsque je me suis levée pour rentrer chez moi, j’ai essuyé une larme étonnée sur ma joue. J’ai embrassé mon petit chien qui frissonnait encore. Je n’oublierai pas cette rencontre, cette fenêtre ouverte.

 

Une part de moi.

 

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