A mon frère

 Christian Bobin :
« Aimer, c’est voir l’invisible. »

 

A mon frère

 

J’ai vu son âme dans une trouée de lumière alors qu’il se tenait debout dans une nuit profonde. Il ne voyait que le noir, le passé, l’ombre et les fleurs fanées. Il ne goûtait qu’à la saveur des désillusions. La proximité des guerres le faisait frémir.


J’ai entrevu dans ses yeux la buée des larmes retenues. Le cœur en amertume débordait par sa bouche. Il semblait ne plus y avoir en lui que l’épaisseur d’un bunker protecteur d’espérance.
Il me faisait tant de peine. Je ne pouvais le laisser ainsi, seul, égaré sur le bord de la route, comme un mort vivant.


Je ressentais pour lui une telle compassion, mon cœur se tordait de douleur. Je ne pouvais maîtriser les élans de tendresse qui me chaviraient. J’avais l’impression que tout son être, saturé de souffrances, se déversait en moi, même à distance, par l’intérieur. Je ne pouvais me séparer du souvenir de ses mots, de ses cris emprisonnés, de ses colères rentrées.


J’observais malgré moi les refus, les rejets, les certitudes dont son esprit se parait. Tous ses masques et sentences résonnaient pour lui comme des dogmes évidents tandis que je ne pouvais y adhérer tout à fait. Ses convictions acquises dans le feu d’une existence en courbes ou déliés lui semblaient revêtues du sceau de la vérité.


À vrai dire, je ne sais trop comment l’expliquer, je n’arrivais pas à ne voir en lui que cette apparence torturée. Mes yeux voyaient plus loin que ses oripeaux dressés comme des murs infranchissables. Oui, j’ignore d’où me venait cette propension à le porter en moi comme un petit enfant blessé, mais il pesait sur les épaules de ma vie intérieure, on aurait dit que je me faisais porteuse.


D’où me venait ce sentiment souterrain, comme imposé, venu d’ailleurs ? De bien loin c’est certain, sans doute de mon univers caché, blotti dans le secret du mystère.


La seule vérité que je peux affirmer sans risquer d’offenser, c’est que j’aurais préféré mourir que de manquer à cet appel à l’aimer, en silence. Dans la pureté d’une oraison continuelle. Oui, j’avais une mission à laquelle je devais m’adonner avec la même fidélité que le lever du soleil chaque matin.


Il est mon enfant et mon frère. Une partie de moi. Son souffle manque au mien quand il s’éteint de douleur. Cette adoption aussi spontanée qu’exigée circulait dans mes veines, avec mon sang, avec mes pleurs aussi.


Parfois, je suis comme courbé sous le poids d’une charge obligée que je n’ai pas choisie, à d’autres moments, je me réjouis d’allégresse à cause de sa beauté qui surgit devant moi comme une fleur au printemps.


Il ne le sait pas. Il ne comprendrait pas. Comment le pourrait-il alors que moi-même, je ne saurais l’expliquer.


Il est pour moi l’ondée d’une Aurore à venir, un mouchoir plein de larmes, la lettre d’un messager, une étoile sous la voûte des cieux.

Je suis pour lui comme un oiseau consolateur invisible, dans l’espace, là, quelque part. Dehors et dedans. Ignoré.

 

Je reste pour lui comme une mère à genoux devant son fils blessé. J’hume son parfum d’agonie. Je perce l’obscurité de sa vie sans lumière.


C’est fou ce qui m’arrive. Il m’est plus cher que la prunelle de mes yeux. Je crois bien que je l’ai tatoué dans la paume de mes mains. Enfin, je veux dire sur la chair de mon cœur. C’est tout pareil.


J’interroge :


— Qui parle ainsi ?
— Je ne sais pas.
— Un ange ? Dieu lui-même ? Moi ?
— Je ne sais pas…
— Alors restons-en là, c’est le vol d’un ange un soir d’été.
— D’accord.

 

Le vol d’un ange.

 

Paul Valéry :
« Les beaux textes se laissent approcher comme des statues dans l’ombre : il faut tourner autour, attendre que la lumière les découvre. »

 

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