 
                     
                    Le point de bascule
Quel est ce moment où, soudain, tout change ?
Ce moment ingénu où, à force de nous parler, je ne sais ni comment ni pourquoi, nous éprouvons, sans l’avoir désiré, un sentiment plus fort. Comme ça. À l’improviste. Et tout est différent : la couleur des murs, les plis des rideaux, la lumière du jour.
Je ne parle même pas des heures qui, saisies par une joie récente, se mettent à valser sur le cadran de nos montres.
Le point de bascule, quelle étrange réalité : ce temps hors du temps, cette seconde où, sans calcul, l’imprévisible apparaît.
La nuit, par exemple. Elle tombe chaque soir, fidèle comme une ombre, sans bruit. Doucement.
Nous parlions entre nous, occupés à remplir nos journées de mille travaux, quand, surgie d’on ne sait où, l’obscurité revient. Noire, exigeante, salutaire.
Ce point de bascule, c’est le miracle de l’inattendu, les soubresauts de nos existences qu’on croit gouverner.
Accaparés par les peurs du lendemain, les tristesses annoncées, nous avancions, lourds, sans lumière. Puis, un souffle d’air caresse nos visages, un enfant chante au retour de l’école, les feuilles dansent sur les arbres échevelés, et la joie revient, comme un filet d’eau souterrain, toute neuve.
On aimerait alors caresser les joues d’un amour, chanter avec tous les écoliers du monde, valser dans les bras du vent.
Voilà. Sans raison, sans annonce, sans prédiction.
La flamme de notre bougie, allumée sur le bureau de nos écritures, dansait tranquille. Elle exhalait le parfum de son euphorie naturelle, sa lumière illuminait de tendresse nos yeux en quête de sérénité.
Quand, sans alarme ni sirène, la voilà qui vacille, puis s’éteint.
Quel dommage, le feu et mes yeux, nous étions si bien.
La bascule s’est opérée sans avis, ni conseil. Quelqu’un, je ne sais qui, l’avait décidé : « à cet instant précis, la bougie s’éteindra ». Et je n’y suis pour rien.
Ce commandement venu d’en haut, peut-être, a imposé cela. Il s’agit d’obéir. À défaut de prévoir.
Nous croyons tenir le gouvernail de nos petits voiliers téméraires. Il n’en est rien.
Je te regardais, mon amie. J’aimais plonger dans tes mots, dans tes regards. Puis tu es partie.
J’ai vu tes larmes couler sur tes joues tandis que le train t’emportait loin de moi.
La vie, maintenant, a les couleurs ocres de l’automne.
Les mouchoirs du départ s’en vont les uns après les autres. Je ne t’ai plus jamais revue.
Cela ne devait pas arriver. Non. Un tel changement, jamais, jamais, n’aurait dû advenir. Impossible. Hors de question. Non.
Mais la gare, pourtant, se souvient. Et mes mouchoirs aussi.
La lumière inondait de ses rayons salvateurs ma vie intérieure. J’en étais sûr : je resterais solide désormais, comme les rochers battus par les vagues, comme le tronc des arbres centenaires, comme les coquelicots de juin.
Oui, une telle certitude, rassurante. Qui pourrait me l’ôter ?
Et puis, le corps lâche, les muscles faiblissent, je dois me séparer de mon chien.
C’est ainsi. La bascule a encore frappé. Coup du sort ou coup de grâce ? Providence ou hasard ?
Qui décide, mon amour ? Qui tient les rênes ? Pourquoi les galops du vent nous entraînent-ils où nous ne voulions pas ?
Que me font les fleurs de novembre, l’auréole de la Toussaint, ou les vins chauds dans mes mains ?
Puisque, à tout moment, je peux te perdre : toi, le chien, le jour, la flamme, ta présence.
Le point de bascule me fait l’effet d’une lame acérée.
Serait-il une caresse aussi ?
Es-tu un baiser invisible ou un orgue assourdissant ?
Je te voulais, tu es déjà si loin.
Il y avait Avant, Pendant, et il y a Après.
La bascule a frappé, la bascule est venue. Elle m’a embrassée, puis elle m’a oubliée.
Capricieuse, mouvante comme la véhémence de l’Amour.
Tu es la porte que je dois franchir, tandis que l’eau me cerne de toutes parts.
Tu es aussi le pont, d’une rive à l’autre, au-dessus du torrent agité.
Le jour s’avance dans mon passé que je ne veux pas quitter.
Dans la pâleur du matin, ton souvenir se mêle au nuage de lait dans mon thé, pourtant, je vibrais encore dans l’étreinte de la nuit.
Qui es-tu, Point de bascule : balance ingénieuse ou valse hésitante sur le seuil de nos maisons ?
Je vois ta course rejoindre tous les recoins que nous refusions, poussières sous le tapis que nous cachions.
Mais la mort est fatale, elle emporte tout de sa faux basculée.
Toutes nos morts te connaissent. Toutes nos pertes aussi, nos deuils et nos regrets.
Mon Amour, mon Point de bascule, sommes-nous au début ou déjà à la fin de nous ? Les deux à la fois. L’Avant, le Pendant, l’Après tout mélangé…
Point de départ, point d’arrivée.
La bascule est une gare.
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