Le vent du dedans

Le Vent du dedans

 

J'avais vérifié trois fois. Toutes les portes, toutes les fenêtres de l'ancienne demeure étaient bien fermées... alors d'où venait ce courant d'air ?


Je ne comprenais pas. Dans une pièce aussi sombre, et ce, depuis tant d’années, comment était-ce possible de sentir ce filet de vent parcourir cet endroit ? Voilà qui était pour moi un mystère.


Je devais trouver la raison, comprendre l’inexplicable. Les ouvertures fermées empêchaient toute entrée, que ce soit de l’air, de la lumière, d’une présence ou d’un animal. Oui, vraiment, impossible de rentrer dans ce lieu sans une clé. Or, la clé, il y avait bien longtemps que plus personne ne l’avait. Sauf moi, bien sûr.


Aucun double n’existait. Le style de clé, grande comme ma main, lourde comme du plomb, rien à faire, aucune chance que quiconque eût pu en avoir une copie. Trop datée, trop exceptionnelle aussi. Ce n’était pas tous les jours qu’on portait avec soi ce genre d’objet. Unique en son genre. Je l’avais dans mon tiroir de commode depuis tant d’années.


Je n’avais envisagé de venir dans cette maison abandonnée que le jour où je pourrais de nouveau franchir le seuil sans me sentir mal. Tant de souvenirs, tant de détresses entouraient mon âme dès que j’y pensais.


Ce domicile de mon passé d’enfant, rempli de violence, d’alcool, d’abus de toutes sortes… J’avais mis tant d’années à en guérir. Comment aurais-je pu imaginer que, quelques années plus tard, il me serait demandé d’y retourner ? Question d’héritage, évidemment.


Maintenant que j’étais là, entre ces quatre murs qui suintaient un passé révolu, il me fallait découvrir d’où venait ce courant d’air qui voyageait de droite et de gauche.


Depuis le décès de ma mère, tout avait été retiré : aucun meuble ou presque, aucune photo, aucun objet. Rien, je n’avais rien laissé. J’avais eu envie de tout débarrasser, tout jeter, ne rien garder. Oublier. Oublier à tout prix.


Et puis, ce matin, j’ignorais pourquoi, j’avais pris mon courage à deux mains. J’étais venue comme on part en pèlerinage sur les traces de sa vie d’avant. Un besoin soudain. J’avais pris ma clé immense, j’avais ouvert la grande porte en bois. Dans cette pièce vide, je retrouvais l’odeur du bois ciré, l’atmosphère confinée. Des images me revenaient en mémoire.

 

On est toujours seule dans ces moments-là. Je me rappelais les travaux de maçonnerie, l’évier toujours sale, les balais sur le côté de l’escalier, les cahiers gribouillés, les chaussures à l’entrée.

 

Montait en moi l’odeur de la javel sur le carrelage que j’avais passé tant de temps à laver, une fois, deux fois, trois fois dans une même journée. Juste parce qu’elle le voulait, que dis-je, juste parce qu’elle m’obligeait. Autant de fois que sa paranoïa l’imposait.


Je marchais le long des fenêtres closes, les volets fermés ne laissaient rien filtrer. Je levais la tête, j’apercevais quelques toiles d’araignées çà et là sur le plafond, près d’un lampadaire inutile. Je me tournais vers la cuisine ; là aussi, je ne voyais rien qui pût expliquer cet air qui déambulait autour de moi. On aurait dit qu’il dansait dans chacune des pièces que je traversais.


La présence de ce souffle invisible commençait à m’inquiéter de plus en plus. De nature peu facile à effrayer, j’étais quand même impressionnée. Mais bon sang, comment de l’air pouvait-il entrer dans ce lieu clos de partout ? Je ne comprenais vraiment pas.


À un moment donné, après avoir ausculté toutes les pièces, au nombre de trois, je fis demi-tour, observai les lattes du plancher de la chambre. Celle où je dormais enfant. J’avais l’impression qu’une claque invisible me frappait la joue à coups répétés. Je posai machinalement ma main sur mon visage.  Oui, pas de doute, je ressentais comme une respiration près de moi. Comme un murmure qui s’approchait. Le courant d’air se muait en une proximité humaine.


Je me mis à trembler. De partout. Mes lèvres surtout, mes mains, mes jambes aussi. Je dus m’asseoir sur l’unique chaise qui était restée près d’un petit bureau resté là. Je respirai : inspire-expire. « Reste calme, ma vieille, ce n’est rien. C’est mon imagination. Rien d’autre que mon imagination. Ta mémoire peut-être. Ou bien alors, quelqu’un me joue un mauvais tour. » À cette dernière pensée, je me demandai si je ne devais pas crier : « Y’a quelqu’un ? » Aussitôt, je trouvai l’idée ridicule : « Bien sûr que non, personne ne vit ici. Tu débloques, là. »


Je me relevai, une onde vibratoire se mit à m’encercler de plus près encore. « Bon voyons, je ne crois pas aux fantômes, les maisons hantées pas davantage, c’est le stress, voilà, c’est tout, rien d’autre. Arrête de gamberger ! » Oui, mais voilà, le souffle du début s’amplifiait au fur et à mesure que je tentais de me raisonner. Quelqu’un respirait près de moi. C’était une certitude.

 

Une présence invisible. Un ange ? Un chat blotti quelque part ? Un gnome à forme humanoïde ? Les mains en sueur, je les crispai. Je parcourus du regard : rien, rien qui expliquait cette sensation de vent, de courant d’air, de souffle ou de respiration. Je ne savais trop quoi exactement.


Tout d’un coup, en un éclair, je compris. Oui. Dans ce silence absolu où j’évoluais depuis un moment, je compris que ce souffle ne venait pas du dehors. Il venait du dedans. De moi-même.


Cet air, ce cri retenu, ce râle inaudible, ce halètement, c’était le mien. J’avais laissé ici, prisonnier depuis des mois, mon propre soupir, mes poussées de colère, mes rafales de chagrin. Ceux de mon enfant intérieur, enfermé entre ces quatre murs depuis bien trop longtemps.


Alors, sans plus me censurer, je laissai enfin les larmes couler. Je me dirigeai, titubante, vers une des fenêtres. Le soleil illumina de sa lumière tout l’espace sombre où je me tenais debout. Le courant d’air, là, dans ma poitrine, explosa dans un bruit sec ; il s’échappa dans un cri : bref, mais libérateur. Ensuite, je fermai les yeux. Je remplis mes poumons du vent venu du dehors, du moment présent.


Tout était fini. La vie m’ouvrait les bras.


Je décidai alors de sortir. Je n’avais plus rien à faire ici. Dès le lendemain, je pourrais passer à l’agence pour mettre en vente cette demeure.


Ma nouvelle vie pouvait commencer.

 

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