Bizarre de vivre

Bizarre de vivre

Cher ami,

 

Vous écrivez dans votre lettre que vous êtes un « bizarre de vivre ». Je tiens à vous répondre :

 

Votre étrangeté de vivre ressemble tant à la mienne. Vous le dites vous-mêmes : nous sommes nombreux à ressentir cela, à le constater surtout : Nous sommes « bizarres de vivre ».

 

Tant de choses nous dépassent : le monde, ses tourments, ses combats, ses questions, ses cruautés, ses violences, ses amours. L’être humain est un mystère, une corruption, une étoile, un océan, un soleil aussi. Il est multiple, complexe et si malade.

 

Le plus déroutant, voyez-vous, chez l’homme, c’est tout ce qu’il y a en lui de plus profond, de plus beau, de plus inconnu.

 

De plus inapparent surtout.

 

Quand je pense à sa grandeur ignorée, à sa noblesse perdue, à ses élans secrets, à ses larmes cachées, à ses rires oubliés, mon cœur se soulève.

 

Le plus surprenant c’est cette façon que nous avons d’aimer puis de nous perdre, de nous chérir puis de nous quitter, de nous embrasser puis de nous oublier. L’étrangeté, c’est notre soif inaudible, notre faim muselée, notre aspiration vers le divin, dénigré.

 

Nous sommes faits de terre et d’un peu d’eau, nous avons des vagues intérieures qui jouent à nous submerger de toutes parts. Nous avons l’horizon enténébré de nos rêves d’enfant, l’azur auréolé de nos tendresses passées, l’envers de nos fiertés qui crient dans le désert.

 

Ce mystère a la forme d’un baiser perdu dans nos mémoires mais aussi ces yeux dont les étoiles chantent encore au fond de nous. Il est la couleur de ton regard posé sur ma jeunesse d’antan, le souffle de ton « je t’aime » sur ma peau nacrée, le rire de l’enfant qui se balance dans les squares où nous allions marcher un peu.

 

Notre étrangeté de vivre ne se voit pas toujours. Il me semble que notre terre a oublié de nous la montrer. On croit la voir partout, il n’en est rien.

 

Le plus étonnant est au-dedans du cœur humain.

 

Elle est ces actes qu’on regrette sans pouvoir les revivre, ces pluies diluviennes qu’on retient, ces pansements arrachés bien trop tôt, ces arrachements que les années imposent. Elle est la lumière de ma bougie près de mon lit qui chuchote : « Allons vers demain » alors que je n’en ai pas envie.

 

Elle est ta vie que je ne peux épouser, ton âme à qui je ne peux donner Dieu, ton avenir que je ne peux changer, ton silence inondé de sa grâce, de sa bonté, de sa force.

 

Elle est dans la forêt aux multiples secrets, dans la lumière du Soleil un soir d’octobre. Elle est dans les fleurs de l’hiver, le froid, le chaud, le brouillard et la nuit.

 

Le plus surprenant de nos vies est si subtil, presque imperceptible. Je le devine dans les battements de mon cœur, dans les frissons de tes mots, dans les amnésies de ta vie, dans les querelles inutiles, les chants murmurés de l’âme, dans la candeur d’une tourterelle.

 

Oui, nous sommes tellement bizarres. Ce mot est déjà extraordinaire. Il est fait de bises et d’arrhes. Ceux qu’on prend, ceux qu’on nous vole, ceux qu’on voudrait donner.

 

Nous jouons les forts, les sachants, les utiles, les sages. Nous ne sommes que des gouttes de rosée sur les fleurs en sanglots, la caresse d’une main dont le souvenir danse encore sur notre chair brûlée.

 

Notre bizarre est dans nos regards perdus vers la mort qui vient, dans nos addictions plus fortes que nous, dans nos corps courbés bientôt incapables de marcher.

 

Nous l’avons tout autant dans notre esprit dont les pensées cavalent, dans notre intelligence pleine de questions sans réponses, dans notre volonté qui veut sans vouloir, avant de vouloir à nouveau, puis de renoncer. Epuisés.

 

En lui, je suis attirée vers autrui sans pouvoir l’approcher ni même en être aimé. J’ai la méchanceté des épines et le parfum des roses. Vous avez la beauté d’un lys frimeur et la petitesse d’un écolier perdu sur les bancs de l’école.

 

Notre être en quête d’amour, je le sens, je le crois, est bien plus insolite dans sa dimension invisible.

 

Nous voilà donc avec un point commun supplémentaire : un bizarre de plus qui lézarde à sa manière nos vies.

 

Comme une grande cicatrice ouverte aux quatre coins de nos bizarreries.

 

Bien à vous,

Sylvie.

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