

Ma déchirure
Il est des êtres qui vous déchirent par leurs blessures.
J’en ai connu quelques-uns.
À vous tirer les larmes dès le premier mot de leur récit de vie.
Depuis peu, j’ai fait connaissance avec l’un d’eux.
Son cœur est une passerelle de bois usé.
Dès que je monte dessus pour le rejoindre,
à tout moment, je risque de tomber.
L’équilibre qu’il s’est construit avec ses mots est si fragile.
Je me retrouve à balancer un peu de droite et de gauche.
À tout moment, la chute peut m’emporter.
Son âme inondée par une trouée de lumière qu’il ne voit pas,
éclaire pourtant mes yeux d’une façon merveilleuse.
Je vois son visage de grâce dont il ignore presque tout.
Il avance à l’aveugle,
avec ses légendes, ses certitudes et ses vérités,
tandis que je vois le rayon de grâce qui le poursuit depuis toujours,
qui l’accompagne sans trêve,
comme enveloppé d’une tendresse indicible.
Il a mis tout autour de lui un grand mur de pierres,
un bouclier de fer,
une lance acerbe,
des sandales solides,
un casque d’acier.
Il est petit soldat prêt à défendre sa forteresse de béton.
Ce qu’il ne sait pas,
c’est que les oubliettes un peu partout ont gardé ses secrets les plus enfouis.
Sans le désirer, me voilà parfois projetée au cœur de ses nuits.
Il y fait humide, froid, abandonné.
Perdue avec lui dans ce lieu bien caché,
je lui fais la courte échelle
pour l’aider à remonter un peu plus vers le soleil.
Ses pieds glissent encore très souvent.
Pas grave.
Un jour il y arrivera.
Son éblouissement illuminera même les étoiles.
Son être est une maison de clarté,
toute entière traversée par le jour, à tous les étages.
Lui, il ne vit qu’au rez-de-chaussée.
Ses quelques escapades au grenier ne l’ont pas convaincu.
C’est bien légitime,
pour aller plus haut, il faut connaître le chemin.
Je lui tends la main, quelquefois.
Même elle, il ne la voit pas toujours.
Comme les chouettes, habituées par l’obscurité,
ses pupilles ne se dilatent qu’au contact des fleurs nocturnes.
Comme je ne manque pas d’audace,
il m’est arrivé de lui faire perdre pied
en ouvrant grand la trappe sous lui,
histoire qu’il tombe en amour sur une terre printanière.
Il a eu si peur.
Les habitudes nous rassurent tant.
On ne saurait s’en passer du jour au lendemain.
Cette âme a la vulnérabilité d’un tout-petit dans les bras de sa mère,
mais là encore, il ne le sait pas.
Il ne voit que son adulte fort, utile et bien construit.
Il a raison d’ailleurs.
Tous, nous grandissons entre ravins, plâtre et bitume.
Entre lacs, forêts et océans.
Il ressemble à un petit voilier perdu sur la mer.
Le phare au loin lui cligne de l’œil avec constance,
ses deux grands bras l’attendent.
Mais les vagues si hautes, l’écume bouillonnante et les marées changeantes…
comme il est difficile de rejoindre l’autre rive,
le calme, la paix des profondeurs.
Je le voudrais petit poisson
que nul ne vient plus déranger au fond de l’eau.
« Que rien ne te trouble »
lui murmurent le sable fin, les goélands, les vols d’hirondelle,
les clapotis des fontaines intérieures.
Il écoute mais je ne sais s’il entend.
Pour écouter, le vide s’impose.
Un peu comme un trou, un bol ou une citerne.
La pluie ne peut remplir ce qui est déjà plein.
Il est aussi mon petit agneau sur mes épaules fragiles.
Pourtant, je ne suis pas plus costaud que lui.
Oh non,
toute aussi perdue avec lui dans ce vaste monde,
toute ma personne ne saurait rien lui apprendre
pas plus que le changer.
Je n’ai que mes fenêtres ouvertes,
mon regard différent,
mes tendresses invisibles,
ma prière envolée dans le temps,
la réassurance des anges
qui toujours nous bercent et nous protègent.
Il est une partie de mon âme.
C’est étonnant d’ailleurs car il n’a rien fait pour cela.
Le voilà chevalier vaillant,
grand aigle des hauteurs,
Armoiries des noblesses secrètes,
conquérant audacieux,
exemple de force sensible et de courage viril.
À l’intérieur de moi.
Je l’ai rencontré depuis peu,
mais voilà que déjà la vie va bientôt m’en séparer.
La mort bien sûr, la maladie, les peines si nombreuses
ont eu raison de lui.
Une fleur au poumon,
bien d’autres peines raccourcissent ses jours.
Son rare sourire appelle le mien.
Je le lui offre en écho du sien,
je souris pour deux.
Souvent.
Ses yeux fatigués renvoient en miroir mon regard.
Mes larmes scintillent
jusqu’à l’arroser de prière inaudible…
Et mon cœur irradie le sien sans retenue,
même au loin,
sans sa permission.
C’est ainsi.
Je vous l’ai dit :
il est des êtres qui vous déchirent par leurs blessures.
Dans ma plaie grande ouverte,
je l’ai reçu.
Plus jamais il n’en sortira.
Désormais,
même par-delà la mort,
il est…
Ma déchirure.
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