
Le Carrousel
Une odeur d’encens flotte dans l’air, elle s’élance, svelte et légère. On dirait une danseuse espagnole, avec sa longue robe ourlée de guirlandes roses et noires. Elle monte haut, chaussée de ses grands talons. Elle frappe le sol avec fracas puis repart dans ses courbes, ses élans, ses petits pas savants.
Une masse informe se tord dans l’espace, elle tape du pied elle aussi puis s’envole à son tour. Elle grimpe devant moi, je ne peux que la remarquer. Elle est si obstinée. Sa parure de perles autour du cou, celles formées avec ses larmes transparentes, sa longue jupe noire aux étoiles éphémères, la voilà qui me regarde comme si je devais croiser son regard. À tout prix. Elle n’est pas aussi jolie que la petite danseuse ravie qui tourne en arabesques.
Une lumière sans clarté s’ébroue dans le vent. On dirait un petit chien au sortir de son bain. Elle m’éclabousse de son eau, les flaques déjà se forment à ses pieds. On dirait un soleil noir, ou plutôt une étoile en odeur de mort. Elle n’éclaire plus le couloir, ni le salon, pas même la chambre où elle se meut si souvent. C’est un astre diminué. Je crois bien qu’il est malade, enténébré par le chagrin.
Une ombre a obscurci l’univers. J’observe : seule la froideur répond. L’humidité de sa présence envahit tout. Je crois qu’à ses côtés, plus rien ne pousserait, non, pas même une fleur, ni même une ronce. Rien du tout. Oui, rien du tout. Rien. C’est une tapageuse, une mauvaise herbe, ah si seulement d’un seul coup de hache, je pouvais la pourfendre à tout jamais.
Une chose étrange se lève devant, je ne sais comment, par manque d’amour. Elle creuse la fosse où mon corps déjà se glisse. L’arracheuse de joie, la vilaine mangeuse de peine. C’est un être qui avale tout sur son passage. Il creuse, il engloutit, il me perd. Je voudrais ne l’avoir jamais rencontrée. Atroce, il poursuit son labeur comme s’il le fallait à tout prix. Ses pics et ses marteaux, sa bêche et ses grands coups : je suffoque. Il martèle avec tant d’ardeur ce qui blesse et me tue.
Un frisson inconnu s’érige dans la clarté de ce jour. Je n’ai rien fait pour ça. Ses tremblements ont une vibration unique. Un mélange de violoncelle et de harpe caressée par un souffle qui s’éteint. Je reconnais ses cris, ses torsions, son vertige. Il est des douleurs qu’on ne peut décrire sans les trahir. La mienne. Immense comme l’océan, je l’entends mugir à coups redoublés, ses vagues irrésolues s’échouent encore et encore. Son ressac incessant rouvre ma plaie. Comme si c’était un jeu.
Ma douleur est un carrousel, amant du vertige, épris de nausée, il tourne en farandole sans se troubler. Il aime quérir mes sanglots inutiles, mes vains mots, mes soleils fatigués. Il va toujours dans le même sens, emporté par une énergie dont il a le secret. J’aimerais lui ôter ses chevaux de bois, ses voitures colorées, ses licornes imbéciles. J’ai beau rêver, il continuera sa course, sans rien omettre à chacun de ses passages. Les bonheurs, les sourires, les mains, les cœurs, il s’en fout. Il tourne. On dirait une meule entraînée par des bœufs laborieux, elle écrase tout.
La douleur est experte. Depuis ce matin, elle surgit puis court sans s’essouffler. Qui donc l’arrêtera ? La foi peut-être. Une douceur quelconque.
Dans ses allers-retours, elle emporte avec elle la paix que la prière esseulée ramènera.
Peut-être…
Silence.
Ajouter un commentaire
Commentaires