Le temps d'attendre

Le temps d’attendre

 

La plante était devant moi. Dans un pot à même le sol, sur un carrelage froid, en salle d’attente. Toutes ces salles d’attente où l’attente est un lieu comme un autre, hors du temps. Assise sur une chaise quelconque, dans une attente quelconque, dans une pièce en attente, à la vocation d’attente, à la dimension de l’attente, j’attendais.

 

Un peu angoissée par le moment qui approchait, celui où la dentiste tout sourire viendrait me dire : « A votre tour ! », comme si c’était un plaisir, comme si j’étais venue ici, à attendre l’attendu, comme on va à la fête.

 

La plante devant moi, j’ignore encore son nom, était tout à l’étroit dans un pot trop petit, les feuilles du bas étaient jaunies tandis que celles du haut pointaient vers la lumière. J’attendais comme d’autres, qui, au même moment, affairés par de multiples occupations, allaient et venaient dans un brouhaha ordinaire.

 

La plante aussi attendait, oui, elle espérait mon regard, elle s’époumonait à force de me crier : « Regarde-moi, Écoute-moi, attend avec moi, je suis là ». J’ai obéi, elle insistait tant.

 

Dans le silence, avec aucun être humain autour, j’ai regardé cette verdure anonyme dont j’ignore toujours le nom. Ces feuilles étaient lourdes, la terre un peu trop sèche. L’angoisse de la seconde suivante s’estompait. J’étais là, suspendue à ses petites branches, je m’allongeais sur une de ces grandes feuilles, je grimpais à son sommet, bientôt parvenue à la cime, je mettais ma main droite en visière : « Ouh Ouh il y a quelqu’un ? ». La plante se mit à glousser. « Andouille, il n’y a que moi ! ». Je descendais à présent à cheval sur le bord de son pot puis revenais à ma place.

 

La plante était là, devant moi, immobilisée par la torpeur d’une attente sans fin. Je la regardais maintenant comme on regarde le plus beau des couchers du soleil. Elle s’obstinait : « Regarde-moi, contemple-moi, observe-moi ». J’obéissais, les plantes sont très autoritaires, il faut le savoir.

 

J’ai plongé mes yeux dans les siens et ce que j’ai vu a nourri mes pupilles jusqu’à la fin du jour. À force d’être là, dans ce décor froid, plus personne ne la regardait depuis longtemps. La plupart préfèrent leur écran, leur casque, leurs doigts, leurs pieds, leurs voisins. Pourtant, cette fois-ci, j’étais là, moi, sans aucune autre distraction. Impossible. Un tête-à-tête imposé par la couleur de cette originale dont je ne connais toujours pas l’identité. Elle s’offrait. Elle chantait aussi, dans le vide d’une attente pleine de son : « J’existe ».

 

Pendant un instant, je me suis rappelé mes cours de philosophie de l’an passé :

 

« La joie fait partie de la vie. On ne peut vivre sans elle. Le mieux est de la laisser vivre quelle que soit sa nature. Elle peut venir de partout, son origine n’est pas toujours l’être humain. Qu'on le veuille ou non, qu'on soit déçu ou non, qu'on soit malade ou non, la joie nous traversera encore. Elle est chemin et preuve de l'existence de Dieu ou du Divin. Hors pathologie, la joie fait partie de nous et de notre existence. C'est même une des premières expériences de la vie avant même notre premier "je t'aime" c'est dire à quel point malgré les désillusions nous goûterons encore à la joie »

 

La plante était là devant moi, à regarder ma tête en pleine réflexion philosophique. Je me suis demandé pendant quelques secondes si elle n’était pas à l’origine de ce souvenir qui revenait là, dans cet instant d’attente à attendre dans l’absence.

 

La plante toujours en sourire levait grand ses bras de feuilles endormies, elle s’étirait comme un enfant au réveil, les yeux écarquillés de me voir encore avec elle, elle frimait un peu. Il faut le savoir, les plantes sont des arrogantes, enfin, quand on les voit.

 

La plupart du temps, elles sont invisibles aux patients du dentiste. Ils préfèrent les magazines people. Ceux-là, ma plante ne les aime pas beaucoup. Ils lui font de l’ombre, à cause de ces célébrités, personne ne la remarque plus.

 

Toujours immobile à l’ombre de son attente émerveillée, je l’ai regardée, j’ai vu dans ma journée cet instant unique, à ne rien faire. Non, rien.

 

Dans son regard éperdu de tendresse, elle m’a tendu la main : Il y avait dans sa paume l’étincelle de la joie dont j’avais grand besoin. Cette joie minuscule, pépite au cœur d’une journée banale. L’extraordinaire ne nourrit pas, trop intense, il a la fugacité de l’énergie, tandis qu’une humble plante brille à jamais dans la lumière des jours monotones.

 

Notre conversation silencieuse allait bon train. Pour une fois qu’une personne lui prêtait toute son attention, elle en profitait. J’ai vu les poussières qui caressaient les ramures en désordre à la surface de ses tiges, les petits frémissements imperceptibles de ses racines sous la terre qui manquaient d’eau, la danse du soleil qui la tirait vers le haut, son pot de couleur qui brillait d’un coup, l’air de rien.

 

J’ai entendu les chuchotements de sa croissance interminable, à force de se hisser sur les pointes, elle était fatiguée, et que dire de son rire en éclats sur le mur de mon cœur ? Je lui ai mis la main sur ses lèvres, elle parlait tant, elle l’a retirée doucement et c’est avec un haussement de ses épaules un peu frêles que j’ai entendu : « A nous ! ».

 

Oh la minute inattendue d’une attente très utile ! Je devais quitter ma plante. Je me suis retourné une fraction de seconde, elle me faisait signe de la main gauche, celle qui d’habitude, lui sert à boire l’eau de l’arrosoir.

 

C’est fou comme en quelques secondes, j’ai glissé sur ses feuilles pour revenir à ma chaise, au dentiste, à ma vie. C’est fou comme en quelques regards, j’avais plongé dans l’invisible.

 

Le temps d’attendre.

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