Je suis la pierre du Seuil

Épisode 2 – Je suis la pierre du seuil

Je suis une pierre. Une vieille pierre. Froide le matin, brûlante l’été. J’ai reçu tant de pas. Tant de vies. Tant d’histoires.

Je suis celle qu’on piétine sans y penser. Celle qui ne parle pas. Celle qui garde. Celle qui porte. Depuis toujours.

Je me souviens des semelles épaisses du curé. Des souliers cirés des enfants de chœur. Des talons prudents des femmes endimanchées. Je me souviens des bottes pleines de boue des jours de Toussaint, et des sandales d’été pour la fête du village. Tous passaient sur moi. Tous entraient.

Puis, plus rien.

Plus de pieds. Plus de mains sur la poignée. Plus de visages tournés vers le ciel. Seulement la pluie. Le silence. Le temps qui creuse.

Mais moi, j’ai la mémoire rugueuse. J’ai gardé la trace des pas. Le poids des corps. L’empreinte des prières. J’ai tout senti, tout absorbé. Jusqu’aux soupirs d’Héloïse, jusqu’au souffle de Christie lorsqu’elle posait enfin un mot après des mois de mutisme.

Je suis pierre, et j’ai pleuré.

Quand ils ont décidé de me vendre, comme une parcelle, comme un morceau de rien, j’ai senti mon âme se fendiller. Ils oubliaient que je suis un socle. Pas une ruine.

Mais un jour, j’ai senti les mains de Christie. Elle s’est penchée. Elle m’a touchée. Comme on touche un front fiévreux. Comme on reconnaît un ancien visage. Elle a souri. Alors, je l’ai reconnue. C’était elle, la petite. Celle qui jouait aux fantômes et aux pur-sang avec le petit Hugo.

Je suis pierre. J’ai de nouveau un rôle. Je redeviens seuil. Je redeviens passage. Je redeviens tremblement de l’âme.

Alors je me tais, mais je suis fière. Et à ceux qui oseront de nouveau me fouler, je dirai doucement : entrez. Il y a de la place pour vos questions.