Un vieil arbre

Un vieil arbre

 

Il était une fois un vieil arbre tout seul au milieu d’une prairie désertée par la joie. Le vent de l’amertume, des colères et des rancunes ne cessait plus de le battre à tout instant. Chahuté sans répit par les fougues venteuses, le vieil arbre au tronc tout déformé pleurait ses feuillages sans espoir de consolation.

 

Tout à son chagrin, il se penchait de plus en plus vers le sol, on aurait dit un boiteux qui redoute de tomber à chaque instant.

 

Les oiseaux seuls lui tenaient compagnie dans son pré aux herbes aussi hautes qu’insolentes. Les petites mésanges venaient se poser sur ses branches pour quelques minutes. Elles chantaient alors leur petit concert puis repartaient aussitôt tout occupées à leurs affaires. Après leurs passages, le géant de sève sentait encore davantage la solitude qui était la sienne.

 

Il se laissait aller, ses bras de plus en plus lourds ne se levaient plus vers le ciel. Son feuillage lui-même se lamentait, il trouvait injuste d’avoir ainsi son sort lié à ce vieux mélancolique. Tout dégoulinant de douleur, le mal de vivre avait déjà opéré bien des dégâts : de longues cicatrices sur l’écorce se dessinaient tout le long, ses cavités ne saluaient même plus la venue des nuages à l’automne.

 

Sa chevelure fatiguée ne donnait plus vraiment envie de le regarder, c’est ce qu’il voulait d’ailleurs : être oublié de tous puisque le monde avait commencé le premier. Il se sentait abandonné des hommes et des bêtes.

 

Monsieur le vieil arbre aux yeux embués de larmes ne riait plus devant la danse des étourneaux, plus rien ne le touchait. Tout le laissait de bois mort. On aurait dit un être dépourvu de sève et de racines, sans ciel au-dessus de lui, sans terre au-dessous non plus. Il ressemblait à une larme géante, opaque, qui ne reflétait plus rien.

 

Ce n’était plus un arbre mais un amas de bois mal fagoté, un vieux courbé dans un cercle indéfini, une tache sans forme égarée au milieu de nulle part. « Que me font la vie ou bien la mort ? », telle était sa devise en ces temps de souffrance. La tristesse revêtait chacune de ses fibres. Les saisons défilaient les unes après les autres sans plus jamais attirer son attention. Neiges ou pluie, chaleur et soleil, que lui importaient ces successions voyageuses. Il n’en avait que faire.

 

Que vous dire d’autres sur ce grand mélancolique aux tatouages gravés par les amoureux d’autrefois ? Plus grand-chose en vérité. Non, il en arriverait presque à me convaincre qu’il est inutile de continuer d’écrire à son propos.

 

Pourtant, voyez-vous, je ne peux m’y résoudre. J’ai éprouvé pour lui, j’ignore pourquoi, une vive empathie, un élan de cœur quasi irrésistible. Il me touchait au plus profond, j’avais le cœur bouleversé lorsque je le voyais ainsi tout déguenillé, étranger à lui-même, dépourvu de désir, sans mots, sans joie, sans beauté, sans amis, sans espoir, sans tendresse, sans rien d’autre que le fardeau du poids des jours.

 

Je ne supportais plus d’avoir devant les yeux ce spectacle de désolation, alors un matin pas comme les autres, j’ai pris mon courage à deux mains. Je me suis approché de lui, j’ai commencé par faire le tour de son tronc, puis, je me suis adossé à lui, quelques secondes à peine. A mon contact, j’ai senti qu’il frissonnait. Voilà qui m’encourageait, c’était la preuve qu’il éprouvait encore des sensations.

 

Ensuite, j’ai continué : J’ai caressé son écorce blessée. J’ai suivi ses cicatrices du bout des doigts, comme on suit les rides d’un visage aimé, puis, j’ai levé la tête vers ses feuilles paresseuses. Devant mon regard, elles se sentaient gênées, il me fallut peu de temps pour que, les unes après les autres, chacune d’elles sorte de leur sommeil.

 

J’ai prié, là, la tête tournée vers le ciel juste au-dessus de nous. Avec mes yeux fermés, j’ai invoqué l’Amour de la Vie, le Créateur de tout bien. L’arbre a écouté mes mots, les oreilles de ses bourgeons fragiles se sont redressées pour mieux entendre ce que je formulais au fond de mon cœur. Il fut touché, je l’ai bien senti. Après quelques minutes, j’avais même l’impression qu’il se tenait plus droit.

 

Après quoi j’ai pleuré devant son malheur, je trouvais qu’il était normal d’accompagner sa douleur. On n’a pas le droit de la jeter comme une intruse cette douleur accapareuse de l’âme, le plus souvent, elle est si légitime. Chacun y a droit. Une vie sans mal, ça n’existe pas.

 

Emu que quelqu’un prenne le temps de l’écouter, je l’ai vu doucement essuyer sa parure de larmes en rosée. Elle séchait au soleil de l’été qui finissait, nous étions déjà en septembre.

 

Pris d’un élan d’amour, j’ai entouré de mes deux bras mon ami de bois, de sève et de ramures. J’ai essuyé les yeux de son âme pris au piège dans les filets de son accablement. Je crois qu’il a compris que je ne le jugeais pas. Je l’écoutais simplement. Que sait-on des drames que l’autre traverse ? Oui, qui peut prétendre les connaître ?

 

Je vous assure, aux tremblements de sa tête effeuillée, j’ai compris qu’il savait que je partageais sa peine. Immense. Comme l’océan. Comme l’espace. Comme moi. Souvent.

 

Pourquoi chasser nos sanglots intérieurs ? Mon vieil arbre, d’un coup, a éclaté sa douleur. Elle a éclaboussé tout ce qui se trouvait autour. J’entendais son cri dans les bruissements de ses feuilles, je respirais son parfum de résine, le craquement de ses branches me transperçait l’âme en même temps que lui. Si on ne pleure pas avec celui qui pleure, que vaut notre cœur ?

 

Ensuite ?

 

Je suis repartie. Mais lorsque je me suis retournée pour le saluer une dernière fois, il se tenait fier à son endroit, des oiseaux revenaient y fabriquer leurs nids, ses feuilles souriaient extasiées par la beauté de la prairie en fleurs. Ses branches se levaient de nouveau vers l’astre aux rayons vigoureux. Mon arbre solitaire se dilatait dans le zéphyr. On a tous besoin d’amour pour guérir.

 

Comme lui, chacun porte en soi un vieil arbre fatigué. Il suffit parfois d’un peu de douceur pour qu’il s’élève à nouveau. Ne le privez pas.

 

Venez comme j’ai fait l’entourer de vos bras. Ne le laissez pas mourir. Un arbre intérieur ne réclame qu’un peu d’eau, celles de nos larmes, qu’un peu de chaleur, celle de notre cœur.

 

Je suis contente.

 

Il s’élève de nouveau vers la cime.

 

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