Balayeur de Toboggan

Balayeur de Toboggan

 

« On ne guérit pas d’un amour, on vit avec, comme on vit avec une blessure. »
 Christiane Singer

 

Ce matin par un effet du hasard dont la vie a le secret, j’ai dû sortir de chez moi plus tôt que d’habitude.

 

Normalement, d’aussi bonne heure, je reste encore à mon domicile, occupée à des tâches quotidiennes. Cette fois-ci, j’étais dehors. Et là, j’ai vu un homme, sans doute un agent d’entretien, qui nettoyait l’aire de jeux réservé aux enfants.

 

Plus particulièrement, l’un d’entre eux, tout habillé de bleu, balayait le haut d’un toboggan, juste l’endroit où les enfants s’assoient avant la glissade.

 

Son balai allait de droite et de gauche, vif, appliqué. Il ne se doutait pas que je l’observais.

 

J’inventais un dialogue :

— Bonjour Monsieur, quel est votre métier ?

— Balayeur de Toboggan.

 

Y a-t-il plus jolie vocation ?

 

Balayeur des étoiles enfantines, invisibles, qui brillaient dans leur anonymat.

Balayeur de l’enfance, parce qu’il faut bien grandir un jour ou l’autre, oublier les glissades, les descentes, les fous rires et les atterrissages un peu brusques.

 

Y a-t-il en ce monde un labeur plus cruel que celui-ci ?

 

Balayeur du temps des goûters, ôter ce temps qui file en déluge sur l’acier trempé de cet engin.  Chassé les : « Qui part à la chasse perd sa place » et « T’avais qu’à t’dépêcher ! », et : « N’aie pas peur, ça va vite ! ». Fini les frères ainés qui rassurent les petits, fini les vertiges à la vue de la chute à venir.

 

Y a-t-il sur cette terre un métier plus poétique ?

 

Balayeur d’insouciance, des cheveux au vent, des doigts pleins de chocolat, des cris, des roulades et genoux écorchés.

 

J’avais envie, je ne sais pourquoi, moi qui vivais un amour impossible, de lui demander de venir à moi. J’aurai voulu m’asseoir en haut du Toboggan, puis qu’il balaie avec la même fougue, mes désirs, mes peines et surtout ma douleur : « Dégage ! ».

 

J’avais beau regarder l’homme, non, il ne se doutait pas. Il ne me voyait pas.

 

J’aurai espéré, ne serait-ce qu’une minute, qu’il me débarrasse de cette douleur qui m’étranglait, de mes espoirs sans retour, de mon amour en vain. Mais non, il n’y pouvait rien.

 

Alors, vous savez ce qui m’a pris ? Je me suis imaginé un instant, rien qu’un instant, devenir moi aussi balayeuse de Toboggan.

 

Je regardais alors toute l’eau de mes yeux descendre en cascade le long du jeu.

J’observais la chute brutale de mon corps sur cette terre sans douceur.

Mon cœur roulait lui aussi comme une bille égarée, lourd, gelé, tirant mes entrailles vers le bas. Mon âme elle-même penchait de plus en plus, prête à tomber, comme les feuilles d’un saule. 

 

Ce n’était plus un toboggan mais l’aire dévastée de mon amour perdu, un cyclone dans le dérapage de mon existence. Ce n’était plus un jeu mais une piste d’aéroport : envolés les rêves, envolés les joies et les sourires. Les avions les emportaient à tout jamais dans leurs départs sans retours.

 

Plantée là devant ce balayeur de l’amour, je me sentais faiblir. J’ai dû me rendre sur un des bancs en face, je ne tenais plus debout. Chaque souffle était un effort ; je sentais la fraicheur du vent sur ma peau comme pour me rappeler que le monde continuait, indifférent à ma douleur.

 

Ce n’était plus la superficie d’un plaisir, mais l’étendue d’une glissoire, voleuse d’amour. Sa rampe avalait à la dérobée non seulement mon cœur mais aussi mon être entier, tout ce que je suis. Soudain, un gouffre s’ouvrait sous mes pieds.

 

J’aurai voulu lui prendre ce balai à lui, là, l’homme balayeur fidèle à sa corvée, j’aurai aimé le lui arracher des mains, pour le faire tomber, dans une embardée magnifique.

 

J’aurai souhaité ne l’avoir jamais rencontré.

Ce n’était plus un balayeur mais un tueur, un massacreur, un flingueur d’amour.

 

J’ai repris mon souffle. Il était parti. Restait le toboggan, ruisselant de mes larmes. Et moi, seule, glacée dans la chaleur de ce mois d’août, face à cette pente trop lisse où tout s’efface.

 

Je ne passerai plus jamais par là lorsque je sortirai si tôt le matin.

(Droits d'auteur protégés: dépôt sur Pochade)

 

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